ADI-C-001 / Militantisme et Engagement : mettre fin à guerre des grumeaux !
Pour intervenir dans les prochaines batailles électorales, on a besoin de piétaille troll ou d'individus qui s'engagent ?
Impossible d’engager l’Atelier des Idées qui vise à contribuer à la réflexion idéologique et politique sans se poser un moment sur la question du militantisme et de l’engagement. Car, en effet, nos démocraties sont organisées autour de partis politiques qui regroupent des militants.
Dans ce papier, je vais d’abord me pencher sur les nouvelles formes de militantisme telles qu’on les voit, ou qu’on les subit, sur les réseaux sociaux. En déduire que la tendance actuelle mène à une dangereuse impasse, et réfléchir sur de possibles moyens d’actions pour régénérer une nouvelle forme d’engagement constructif.
Premier mouvement : des militants transformés en guerriers trolls.
Le mot militant, a une étymologie guerrière : militare en latin veut dire servir comme soldat, combattre. Militant est de la même famille que militaire ou milice… La provenance du mot latin miles (soldat) n’est pas claire. D’après Etymonline : « Peut-être vient-il de l'étrusque, ou bien signifie-t-il "celui qui marche en troupe", et est donc lié au sanskrit melah "assemblée", au grec homilos "foule assemblée, multitude". De Vaan écrit, "Il est tentant de relier mīlia [pl.] 'mille(s)', d'où *mīli-it- 'qui va par milliers' »
Vu comme ça, il semblerait finalement presque normal que les militant soient considérés juste comme de bons petits soldats, exécutant les ordres du chef. Sauf que dans la pratique politique, ce sont aussi généralement les militants qui votent pour choisir le chef et, séparément ou en même temps, la ligne politique.
Les partis politiques ont perdu beaucoup de militants qui ne se retrouvaient plus dans une vie interne principalement focalisée autour des guerres entre chefs et leurs camps, et dans la répétition ad-nauseam d’un missel poussiéreux. Revenant pour ma part dans le champ de la politique après l’avoir quitté pendant pas loin de 20 ans, j’ai l’impression de me balader dans un champ de ruines où survivent quelques gramophones qui tournent encore, répétant en boucle des bribes de disques rayés.
J’ai trouvé peu d’analyses sérieuses sur le phénomène de désaffection militante, compte tenu de la difficulté à identifier des chiffres vraisemblables. On peut lire néanmoins cet article de 2021 de Slate sur le sujet. Aujourd’hui encore, l’élection du prochain patron du parti Les Républicains a comme enjeu la date jusqu’à laquelle chaque candidat pourra essayer d’encarter de nouveaux votants pour remporter le match…
Le découragement de nombreux militants authentiques a également permis dans chaque camp aux plus extrêmes et/ou aux plus asservis et violents de prendre le dessus, ce qui s’est très bien vu au moment de la primaire républicaine ayant conduit au choix de François Fillon comme candidat en 2017, ou dans l’évolution récente de LFI.
Choisir de militer dans un parti politique, c’est choisir de s’engager. L’engagement a aussi une connotation militaire… Mais l’engagement est un : « acte par lequel une personne s’oblige volontairement » d’après le dictionnaire de l’Académie française. Un gage, c’est une promesse, un contrat. La volonté de l’individu n’est pas effacée par un engagement, même si ce ne peut pas être une décision prise à la légère. L’engagement peut être conditionné. Il appelle à une contrepartie. Bref, on doit pouvoir avoir des citoyens engagés qui n’abdiquent pas de leur libre arbitre et pèsent véritablement sur les orientations politiques de leur parti, pour le meilleur ou pour le pire.
Sur les réseaux sociaux, un combat de rue
Le constat d’une civilisation qui se décompose sous nos yeux a été trop souvent fait, et bien fait, pour que je m’y attarde. Les réseaux sociaux et leurs algorithmes, en nous présentant en lecture uniquement des messages qui correspondent à ce que nous avons déjà apprécié, renforcent ce renfermement.
Mais les algorithmes ont bon dos : les choix délibérés des utilisateurs de ces réseaux, qui bloquent et dénoncent tous ceux qui ne sont pas d’accord avec eux, pour se regrouper dans des havres d’unanimisme factice, sont tout autant dévastateurs pour l’avenir de nos sociétés. Et de ce point de vue, les twits de jouissance de l’alt-right se paluchant sur le départ des woke et des gauchistes vers BlueSky, équivalent tout à fait aux orgasmes de bien-être émis par lesdits gauchistes et woke sur BlueSky constatant l’absence sur cette nouvelle plate-forme, au moins pour l’instant, des trolls fascistes qui leur pourrissaient leur fil sur X. Ci-dessous, quelques extraits de recommandations de blocage sur BlueSky, à gauche, et de réjouissances sur X, à droite…
Pour ma part, je me force de suivre des personnes des deux camps, pour rester informé. Je subis donc la lecture des attaques ad-hominem, des accusations de fascisme, de racisme, d’islamisme ou de colonialisme que s’envoient à la figure à longueur de journée ces militants autosatisfaits et insatiables de violence verbale.
J’avoue que c’est quand même beaucoup plus varié sur BlueSky où se déploie tout le talent incomparable de la gauche pour se battre contre elle-même : l’intersectionnalité des insultes a de beaux jours devant elle.
Au-delà des réseaux, il y a une trame de fond que les réseaux ne font qu’amplifier, accélérer, dramatiser et mettre en évidence : un repli de chacun sur une identité particulière, définie par un ensemble de valeurs, et se mobilisant autour de combats existentiels, identitaires. On ne milite plus pour sauver le monde, la planète, combattre le fascisme en général ou l’impérialisme comme dans les années 60. On ne défend plus un large système explicatif du monde contre un autre.
Un processus de victimisation qui entretient la guerre
Non, aujourd’hui (i) d’abord on s’identifie comme victime ou l’on s’identifie comme étant voué à défendre un certain groupe défini comme victime ; (ii) on désigne ensuite un ennemi : si il y a une victime, c’est forcément qu’il y a un coupable, non ?, (iii) on attaque l’ennemi, puisque c’est l’ennemi, en le qualifiant d’une accusation aussi abjecte que possible visant à le disqualifier et enfin (iv) on arrose plus large en sulfatant également tous les complices de l’ennemi principal et tous les traitres qui émettraient ne serait-ce qu’une réserve sur la pertinence de l’offensive.
Ce processus en 4 mouvements Victime – Ennemi – Accusation – Complices et Traitres me semble très bien fonctionner et il serait intéressant qu’un cartographe spécialisé dans les réseaux sociaux teste à grande échelle s’il est vraiment pertinent. J’ai essayé de dresser une première liste (nota-bene : en me forçant à m’extraire absolument de tout jugement de fond et de ce que je pense moi-même, ce qui n’est pas tâche aisée alors que racisme et antisémitisme me révulsent profondément - si je donne l’impression de mettre sur le même plan les groupes listés ci-dessous, ce n’est évidemment qu’une image faussée par le fait que je ne veux ici que repérer un schéma commun de mobilisation militante sur les réseaux sociaux) :
Victimes : Palestiniens
Ennemi : Israël
Accusation : Colonialiste, Génocidaire
Complices et traitres : Gouvernements occidentaux, juifs et tout autre groupe ou personne qui ne reconnaitrait pas Israël comme menant une politique a minima coloniale et idéalement génocidaire.
Victimes : Entrepreneurs
Ennemi : L’Administration
Accusation : Gabegie, Incompétence (voire corruption)
Complices et traitres : la gauche, les politiques au sens large
Victimes : Français (de souche)
Ennemi : Les immigrés
Accusation : Submersion, Grand remplacement
Complices et traitres : la gauche, la droite centriste, les médias parisiens…
Victimes : la planète et les gens
Ennemi : l’industrie en général
Accusation : pollution et asservissement
Complices et traitres : la droite, les médias économiques, les élus et militants qui ne sont pas assez anti-capitalistes ou trop technophiles (j’ai vu des posts d’un écolo trans radical qui mettait en garde ses camarades contre plusieurs mouvements trans qui étaient coupables d’être pro-technologie / pro-science et avec lesquels manifestement l’intersectionnalité allait être difficile…)
Victimes : la laïcité
Ennemi : les communautaristes
Accusation : islamogauchisme
Complices et traitres : tous les tenants d’une laïcité « ouverte »
Victimes : la gauche « pure » (ou la vraie gauche)
Ennemi : les socialistes
Accusation : traitres, islamophobes, laquais du capitalisme voire du fascisme
Complices et traitres : militants socialistes, presse de centre gauche
On pourrait continuer comme ça pendant des pages et des pages, à droite, à gauche, au centre même (oui, j’ai trouvé des macronistes radicalisés !). On peut trouver certaines postures légitimes et d’autres totalement scandaleuses, le schéma reste valide. On a aussi les féministes d’extrême droite s’en prenant aux immigrés musulmans violeurs, les féministes d’extrême gauche s’en prenant au patriarcat voire aux « femmes patriarcales » (celles qui jouent le jeu des hommes en prenant par exemple des responsabilités économiques dans les entreprises), les tenants d’un retour à l’ordre moral baigné de catholicisme rance s’attaquant aux « wokes » qu’ils ne savent pas trop définir d’ailleurs, les antifas qui se définissent explicitement par leur opposition aux fascistes et tapent gaiement sur tous ceux qui contribuent à la minimisation de la stigmatisation de l’extrême-droite, etc.
En outre, plus le groupe victimisé est réduit par l’ajout de critères de différenciation, plus le groupe ennemi est large. A l’intérieur d’un même camp, on peut de façon fractale identifier des sous-groupes victimisés qui se battent contre un ennemi interne au groupe et aussi contre la terre entière qui ne reprend pas leur combat.
Et comme de bien entendu, chaque groupe considère son combat comme parfaitement légitime et le groupe adverse comme parfaitement illégitime.
Des militants trolls : de la chair à canon… et des recrues pour la Gestapo !
Le processus n’est pas nouveau. Jadis, on s’en amusait sur le dos des gauchistes qui passaient leur temps en procès staliniens, purges et épurations, au point qu’avec seulement deux personnes dans un parti il pouvait déjà y avoir trois tendances. En tant qu’ultra-minoritaires, ils ne dérangeaient personne. Mais maintenant c’est toute la société qui semble s’être gauchisée, pas politiquement évidemment mais dans la pratique sectaire radicalisée.
Le militantisme, en démocratie, a fondamentalement pour objectif d’essayer de convaincre une majorité de gens pour que ses idées puissent être appliquées. Cela peut se faire en deux mouvements combinés : (i) fidéliser et mobiliser une base électorale déjà idéologiquement proche, mais structurellement minoritaire et (ii) convaincre au-delà de cette base d’autres gens que les idées qu’on défend sont les bonnes.
Insulter tous les autres ne me parait pas très efficace au regard du deuxième objectif. Sauf si la stratégie n’est pas de convaincre mais de faire peur, d’intimer le respect (je reviendrai la semaine prochaine sur le sujet du respect). Cette stratégie de la peur aurait dans ce cadre pour ressorts de décourager les militants du camp annexe que l’on veut conquérir, afin qu’ils baissent les armes et qu’in fine, les gens de ce camp annexe face à la débandade de leurs champions se jettent dans les bras des envahisseurs faute de mieux.
C’est je pense la façon dont la droite alternative extrême de Trump a réussi à phagocyter le parti Républicain, et la façon donc les militants LFI à gauche essayent de faire main mise sur l’ensemble des forces de gauche. Pour que cette stratégie fonctionne, un des piliers est d’avoir un chef qui a les plus grosses (que les militantes féministes de la gauche intersectionnelle se laissent ainsi piloter par Mélenchon me laisse toujours perplexe).
On est donc là autour d’une stratégie militaire, où les militants n’ont d’autre fonction que de jouer le rôle de trouffions de base. Cette piétaille se fait alimenter en visuels violents et mots d’ordres agressifs et part au front sur les réseaux sociaux ou dans les médias contre les tranchées voisines. J’avoue qu’il ne me serait jamais venu l’idée d’avoir envie de militer politiquement pour devenir Troll.
Pour rester dans l’humour corrosif de Desproges…
A l’heure où les « Bots » (robots) sur les réseaux sociaux se répandent comme une trainée de poudre, on observe des forces militantes dont on ne sait plus si elles sont humaines ou numériques se comporter comme l’armée des clones de leur Palpatine favori. Voir des gens, dont certains que je connais et qui ont un vrai cerveau, se transformer ainsi en piétaille sacrificielle pour mener une guerre de destruction de leur ennemi juré, de l’ensemble de ses soutiens et d’élimination des traitres à la cause, me cause un grand chagrin et une profonde inquiétude je l’avoue.
D’autant que c’est à partir de ces militants décérébrés et fanatisés qu’on fait, le moment venu, les meilleurs gestapistes (ou soldats de la révolution culturelle, au choix) : le profil des bébés racistes envoyés par le DOGE d’Elon Musk dans les administrations américaines rappelle les pire souvenirs de l’histoire.
Trahison et dénonciations pour permettre au pouvoir de mettre en œuvre les politiques de stigmatisation, déclassement, spoliation, emprisonnement, rafles et éliminations de ceux qu’ils ont désigné comme ennemi ou traitre à leur idéologie, et exécution brutale et sans réflexion des ordres les plus abjects pour relayer sur le terrain les décisions venues des types d’en haut qui ne salissent pas les mains, cela a toujours été le noble rôle des militants fanatisés et qui enfin jouissent d’avoir le pouvoir après le changement de régime, ou au moins un bout de pouvoir (certains ne sont pas très ambitieux, finalement, et devenir le petit collabo de quartier devant qui les gens baissent la tête suffit à leur redonner une érection).
Militantes et militants, est-ce ça que vous voulez ? Vivre une vie de piétaille sacrifiée sur le champ de bataille ou prendre du galon pour devenir adjudant-chef d’une nouvelle milice chargée de dénoncer et insulter vos voisins ?
Deuxième mouvement : mixer ou écraser les grumeaux ?
Assez sur ce constat de la fragmentation et radicalisation de la société militante. Maintenant, on fait quoi à partir de là ?
J’aime beaucoup raisonner par analogies, décalages. Transposer une question dans un tout autre champ pour voir comment on la traite, avant de revenir à la question d’origine.
La première image qui m’est venue en tête, c’est celle des grumeaux qui apparaissent dans une pâte. Comme je ne suis pas du tout un bon cuisinier, j’ai demandé à la meilleure cuisinière de l’univers que j’ai la chance de côtoyer ce qu’on fait pour se débarrasser de grumeaux. Elle m’a proposé deux options :
- Un bon coup de mixer
- Passer la pâte dans une passoire fine et écraser consciencieusement les grumeaux avec le dos d’une cuiller.
Ça m’a fait réfléchir. Comment passer la société au mixer ? Comment écraser les grumeaux militants quand on a été élevé, comme moi, dans la tradition (attention, référence…) ?
J’ai cherché une autre image : m’est venue celle de l’aimantation d’un matériau… ou celle de l’alignement des spins.
Dans les deux cas, l’idée est d’arriver par l’imposition d’un champ externe suffisamment fort à réaligner l’orientation des unités de base dans la direction de ce champ et ce, à l’endroit ou à l’envers.
Cette image est très différente de celle des grumeaux : dans un cas on écrase ou on explose, dans l’autre on réaligne en forçant chaque entité à se repositionner en pour ou contre une force externe supérieure clivante. Rien de tout cela n’est, néanmoins, très démocratique…
Remettre de l’ordre
J’en arrive à trois pistes :
Le mixer, c’est la guerre : une stratégie historique, validée à maintes reprises et parfaitement efficace quand une société va mal, ça remet de la cohésion sociale, un sens des priorités et en plus ça relance l’industrie (NDLR : humour désespéré, évidemment). Envoyer se battre ensemble en Ukraine les militants gauchistes parisiens, les féministes radicales, les islamistes et les porte flingue du RN avec pour faire bonne mesure quelques ultralibéraux de bonne famille, les imaginer ramper dans la neige et la gadoue contre les Russes et les Nord-Coréens, ça peut faire envie… Ils y retrouveraient un vrai amour de la démocratie libérale et sociale qu’ils détestent tant et qui leur permet néanmoins aujourd’hui de ne pas vivre si mal que ça. Sauf qu’évidemment, dans la réalité, la guerre reste la dernière option et j’espère profondément qu’on n’aura pas besoin de s’y engager.
L’écrabouillage sur un tamis, c’est la justice : je suis assez convaincu qu’il serait pertinent de mobiliser une petite équipe efficace de surveillance et rétablissement des valeurs républicaines sur les réseaux sociaux en attaquant rapidement et systématiquement dans le cadre de la loi du 29 juillet 1881 pour lutter contre les fake news (art. 27), les injures (art. 29 et 33), et la provocation aux crimes, délits, discrimination, haine ou violence (art. 23 et 24), et en apportant un canal rapide d’actions en soutien à tous ceux qui s’estiment victimes de diffamation (art. 29 et 32).
Enfin, le réalignement des spins, il nous est offert aujourd’hui par les invraisemblables politiques menées par Donald Trump et Elon Musk : il se pose une vraie question de civilisation et de valeurs qui impacte frontalement tout ce qui a été construit depuis 1945 en Europe et dont nous sommes collectivement, à la fois les bénéficiaires privilégiés et les héritiers responsables. Se coucher ou résister, s’adapter mais en préservant quel socle, voilà des questions clés pour notre avenir qui peuvent créer un champ de polarisation écrasant forçant chacun à sortir de ses petites questions nombrilo-existentielles et à se reposer la question de ce qu’est notre société française et européenne en 2025.
Youhou les Trolls : le monde existe !
Car, enfin, oui : le monde existe ! Quand on ferme X, Insta, BlueSky ou Facebook, il y a dehors des rues, des bâtiments, des champs, des maisons, des forêts, des banlieues, des trains, des entreprises, des petits commerces, des marchés, des livreurs, des hôpitaux, des profs et des instits, des policiers, des trafiquants de drogue, des artisans, des agriculteurs, des consultants, des ingénieurs, des médecins, des chefs d’entreprise, des infirmières, des caissières de supermarché, et même des élus locaux ou nationaux, des étudiants, des enfants dans les crèches et les écoles, des retraités qui se baladent, des investisseurs, des malades dans leur lit, des musiciens, des sportifs, des vieux qui jouent à la belote en EHPAD et mon coiffeur qui s’intéresse à l’I.A. !
C’est cette réalité là qu’il faut penser, critiquer, défendre, faire progresser. Alors que les guerres entre grumeaux sur les réseaux sociaux sont chaque jour davantage plus déconnectées du réel. Comme une sorte de grand jeu vidéo où au lieu d’être un guerrier armé jusqu’aux dents pour prendre le contrôle d’une planète ou d’un château fort on devient un troll agressif pour prendre le contrôle d’un petit bout de la toile.
Prendre conscience de ce gouffre grandissant entre la réalité et le nouveau militantisme virtuel est salutaire. Cela permet de ramener cette violence au statut de bruit de fond certes désagréable, mais qu’il est possible d’éteindre à tout moment en appuyant sur le bouton off.
Assumer le mépris
Cela permet aussi d’être à l’aise en se bornant à traiter les trolls par le mépris qu’ils méritent. La nature a-t-elle consacré tous ces millions d’années à faire évoluer l’esprit humain, depuis les premiers hominidés jusqu’à l’Homo Sapiens, nos ancêtres ont-ils consacré tant d’effort et d’ingéniosité pour faire grandir, croître et fleurir nos innombrables cultures, pour que l’aboutissement final soit le choix des êtres humains de se transformer en automates lobotomisés qui éructent des insultes qu’ils n’ont même pas inventées pour beaucoup sur une scène virtuelle emplie d’ennemis pareils à eux-mêmes ?
Est-ce cela le pinacle de la civilisation ? Est-ce pour qu’ils se transforment en Trolls agressifs que les parents ont élevé leurs enfants, que les instituteurs et professeurs ont appris à lire et à raisonner à leurs élèves ?
L’indifférence serait tentante, mais beaucoup trop dangereuse puisque l’on sait maintenant l’impact extraordinaire que crée la mobilisation sur les réseaux sociaux durant une campagne électorale.
Donc, décidément, le mépris est la seule réponse légitime, accompagné d’une grande colère, déception et tristesse et, si la justice le veut bien, quelques coups de pieds au cul ou coups de règle sur les doigts qui leur feraient du bien !
Troisième mouvement : pourquoi la question militante est importante ?
Et maintenant ? L’enjeu est crucial. En France, les élections présidentielles donnent le « La », et elles approchent à grand pas. Et il est également fort probable que des législatives interviennent à nouveau à l’été ou à la rentrée prochaine par une nouvelle dissolution après le délai constitutionnel d’un an.
Les décisions politiques, en démocratie, passent par les élections !
En France, on vit dans une situation figée où trois grands blocs politiques sont constitués, équivalents en suffrages, et relativement stables :
- Le RN à l’extrême droite progresse continûment, et trouve régulièrement des renforts (Ciotti l’an dernier), au-dessus maintenant de 30% des voix :
33,15% aux législatives 2024,
31,37% aux Européennes 2024 (+ 5,47% de Zemmour !)
30,22 % à la Présidentielle de 2022 (23,15 de Marine Le Pen et 7,07 de Zemmour), auxquels on pourrait jouter encore 2,06% de Dupont-Aignan)
24,02 % aux Législatives 2022 (18,68 de RN + 1,10% et 4,24% de droite souverainiste)
- A gauche, le bloc LFI stagne et, selon la réussite ou l’échec des alliances et/ou du vote utile, reste soit scotché un peu au-dessus des 10%, soit parvient à tangenter les 30% :
En version union ou vote utile :
27,99 % aux dernières législatives en configuration NFP,
30,61 % et à la Présidentielle 2022 (21,95% Mélenchon + 4,63% Jadot + 2,28% Roussel + 1,75% Hidalgo)
32,03 % aux Législatives 2022 (1er tour) : 25,66 % NUPES + 3,14% DVG + 0,56 PRG + 2,67% divers écologiques
En version chacun pour soi sans vote utile : 30,63% aux Européennes 2024 (9,89 % LFI + 5,50 % EELV + 2,36 % PC + 13,83 % PS/Glucksmann)
- Entre les deux, un troisième tiers de l’électorat se regroupe (ou se déchire) autour des centristes et de la droite traditionnelle :
30,99 % aux dernières législatives (20,76 % macronistes + 10,23 % LR)
23,13 % aux dernières Européennes (Macron 14,60% + 7,25% LR + 2,37% et 1,28% de divers droite) : ici, Glucksmann a clairement siphonné des voix de Macronistes de gauche, et Zemmour des voix d’eurosceptiques de droite.
32,62 % aux dernières présidentielles : 27,84 % Macron + 4,78 % Pécresse
38,29 % aux Législatives 2022 : 25,75% de Macron + 1,25 % et 0.87 % d’autres centristes et 10,42 % de LR
Avec le système politique français, cette structure en trois blocs rend le pays clairement ingouvernable et on le voit tous les jours. D’autant plus que je décris ici des blocs qui sont globalement cohérents d’un point de vue du positionnement sur l’échiquier politique, mais qui ne sont pas pour autant des blocs capables de s’allier d’un point de vue gouvernemental comme le montrent :
- L’échec d’une alliance gouvernementale entre les Macronistes et LR entre 2022 et 2024, cette alliance n’ayant été rendue possible qu’après la dissolution faute de solution alternative.
- Les déchirements internes du NFP (encore en ce moment sur la censure du budget) qui alimentent évidemment la théorie des « deux gauches irréconciliables ».
Le bloc autour du RN étant à la fois le plus solide et le plus en dynamique, et comme il bénéficie en plus chaque jour de davantage de crédibilité à cause des tactiques idiotes de la droite et du centre droit visant à laisser entendre qu’ils partagent les préoccupations de l’extrême-droite au regard de l’immigration, le fait que ce bloc dépasse largement le tiers des suffrages semble acquis.
Dans un contexte d’élections législatives anticipées, la situation serait bloquée comme aujourd’hui :
- Une alliance de type NFP ne peut pas atteindre la majorité absolue et la présence de LFI au sein du NFP est un show-stopper absolu pour que des centristes de gauche soutiennent une telle majorité
- Une alliance centre – droite (situation actuelle) ne peut agir que si une partie du centre gauche (en l’occurrence le PS) cautionne.
- Une alliance centre – gauche est peu probable : elle supposerait que le PS parte seul aux élections (ou le cas échéant avec une partie des écologistes) et qu’il accepte par avance une alliance avec les Macronistes et au moins une partie de LR (dans une configuration très hypothétique 20% PS & Co, 25% Macron ou l’inverse, il manque encore 5% pour faire une majorité…)
- Une alliance droite – extrême droite devient alors de plus en plus probable, mais elle resterait très fragile. Car au-delà de points de convergence très négociables entre eux sur les sujets de type immigration, police, justice, défense, éducation, nucléaire, parle-t-on d’une droite souverainiste et interventionniste ou d’une droite économiquement libérale voire poujadiste (Trump et Milei donnent des idées à beaucoup à droite, mais le RN n’est pas – au moins aujourd’hui – sur cette ligne…).
Dans un contexte d’élection présidentielle, la donne est assez différente compte tenu du mode de scrutin. Il est à peu près certain que Marine Le Pen sera au deuxième tour et avec une dynamique forte. Mais qui en face ?
Si c’est un Mélenchon qui maintient sa main mise sur la gauche, la probabilité que Marine Le Pen l’emporte est énorme. De la droite au centre, tout le monde est candidat : Retailleau, Wauquiez, Philippe, Darmanin, Attal, Bayrou et probablement d’autres encore. Si l’un de ceux-là parvient à fédérer, il peut être au deuxième tour, mais serait-il élu ? Il reste l’hypothèse d’un retour de Hollande qui pourrait éventuellement reprendre à peu près le score de R. Glucksmann aux européennes…ce qui ne fait pas 20%, mais qui peut suffire pour un deuxième tour si tout le monde y va à droite et au centre. Avec derrière un risque d’élection de Marine Le Pen, ou la nécessité d’un gouvernement centre-gauche / centre soutenu ou a minima non censuré par la droite ou LFI selon les dossiers.
Rien de tout cela ne fait rêver…
La constitution en France d’une alliance de type Trumpiste, renforcée par l’efficacité électorale qu’elle a démontré aux Etats-Unis, est probable, jouant facialement la France du bas contre les élites, surjouant l’assignation des immigrés et de la réglementation sociale et environnementale au rôle de bouc-émissaire de tous les maux de la société, exploitant à fond chaque excès communautariste et « réglementariste » de la gauche (qui tombera dans le panneau comme à chaque fois pour défendre le camp du « bien »), tout en préparant une politique économiquement libérale et favorable à l’Ecole privée pour attirer les petits entrepreneurs et commerçants et ne pas effrayer la bourgeoisie catholique. Le tout relayé par une armée de Trolls sur le modèle de ce qu’on a décrit plus haut, pour effrayer et/ou rendre inaudible la droite modérée et siphonner ce qui reste de son électorat.
Or, aucune alternative crédible ne me semble susceptible d’émerger tant que les militants de tous bords restent enfermés dans leur guerre des grumeaux. Et je crois néanmoins qu’il est non seulement nécessaire mais possible de rebeloter de très nombreuses idées de façon transversale à partir de personnes qui se pensent aujourd’hui un peu partout sur l’échiquier politique, sauf les plus radicalisés de chaque camp. C’est tout le projet de l’Atelier des Idées que de le catalyser. Il faut donc parvenir à ce que des militants de tous bords se parlent.
Quatrième mouvement : créer de nouvelles formes d’engagement.
Des initiatives se multiplient pour essayer de retisser un dialogue entre les gens enfermés dans leur petit monde.
Reconnecter les bulles
Parmi elles, il y a un travail intéressant mené par Clara Deletraz sur subtack :
Elle vise à étudier et comprendre les ressorts des collectifs qui arrivent à fonctionner alors qu’a priori, ils regroupent des personnes faisant partie de grumeaux très éloignés les uns des autres. Les « grumeaux », elle appelle ça des « bulles » (c’est plus joli et plus gentil…) et elle a lancé un vrai travail concret, de terrain, pour aller étudier des jurys d’assises, des conventions citoyennes, des groupes d’alcooliques anonymes. Elle en a tiré 8 conditions pour que cela fonctionne (toutes ces conditions ne sont pas réunies dans chaque cas) :
1. Le contact par les sens : que les gens se voient en vrai
2. Egalité, indépendance et responsabilité de toutes les personnes en présence : que la voix de chacun soit originale, individuelle, écoutée au même titre que toutes les autres, et que ce qu’on dit ait des conséquences
3. La convivialité (ça rejoint le point 1)
4. Du temps : plusieurs semaines à plusieurs mois pour que la mayonnaise prenne
5. De faire ensemble (même si on ne pense pas la même chose) au service d’un objectif commun.
6. Chercher les points communs d’abord, regarder les différences ensuite
7. Un cadre avec des règles claires et un garant ou une garante
8. Du sacré (quelque chose au moins qui fait sortir du monde ordinaire).
Je vous engager à aller lire l’ensemble du substack et en particulier le compte-rendu de cette drôle d’initiative qui est « faut qu’on parle »
Un nouvel engagement sous forme de conférence de citoyens ?
L’idée de la conférence de citoyens, tant portée à gauche, pourrait être un bon modèle pour tenter d’organiser un dialogue autour de l’objectif d’une convergence programmatique solide au-delà des frontières des mouvements politiques actuels.
Comment organiser ça ? Je n’ai pas à ce jour d’idée concrète et opérationnelle. Il peut y avoir parmi les points de départ des initiatives locales qui remontent ; ou un premier groupe de volontaires qui essaime ; cela peut se focaliser au fur et à mesure autour de grandes questions programmatiques ; ou au contraire partir d’une relecture des « cahiers de doléance » de 2019 abandonnés par le gouvernement après l’épisode des Gilets jaunes. Je vais continuer à faire tourner la réflexion en tâche de fond…
L’intérêt d’une telle démarche, est qu’elle permettrait d’établir un lieu de reconfiguration politique à un niveau intermédiaire entre les organisations politiques nationales totalement figées et les initiatives de terrain qui peuvent faire émerger des idées fortes mais qui n’arrivent structurellement pas à impacter les grandes lignes des partis à l’échelle nationale. Simultanément, cela permettrait de mettre de l’enjeu (et du sacré), autour des initiatives montées pour que les gens se remettent à se parler.
Par contre, parvenir à articuler la reconstruction d’une colonne vertébrale idéologique cohérente et un processus collaboratif n’est pas une question simple. Mais si c’était évident, cela aurait déjà été fait ! Je prendrai un moment pour faire l’analyse des initiatives passées dans le domaine, je pense notamment à plusieurs mouvements dits de « citoyens » qui n’ont pas réussi à passer le cap critique, probablement parce que, pour certains, ils ont d’une certaine manière refusé le jeu politique tel qu’il est (ne jamais privilégier le fantasme à l’analyse de la réalité existante, même si on veut ensuite la changer, cette réalité !) et, pour d’autres, ils se sont a priori cantonné à un petite niche confortable et minoritaire du marché politique (par exemple le centre gauche libéral et pro-européen).
Par ailleurs, comme cela se fait dans les conférences de citoyens sur les sujets techniques, le processus doit intégrer un rôle particulier donné aux expertises scientifiques et techniques éclairant le périmètre de validité de la vérité pour chacune des questions étudiées.
De nouvelles formes d’engagement
Quoi qu’il en soit des initiatives concrètes pour relier les bulles entre elles et lisser les grumeaux, il y a une nécessité parallèle qui est de travailler à une redéfinition du militantisme politique.
Je vois une possible redéfinition selon trois axes :
1. Responsabilité : il s’agirait de l’orienter vers la contribution effective à la construction idéologique, d’une part, puis à son enrichissement en y apportant leur expertise et expérience particulière, d’autre part. L’engagement serait donc un engagement à réfléchir, débattre et contribuer.
2. Formation : un élargissement de l’apport d’expérience et d’expertise pourrait se faire dans une logique de formation croisée (chacun pouvant former les autres, ou a minima les informer, sur son domaine d’expérience propre) : dans une logique de reconstruction, la formation du haut vers le bas n’a en effet pas beaucoup de sens puisque l’idéologie est encore en travaux.
3. Dissémination : simultanément, plutôt que de considérer le rôle des militants vis-à-vis des électeurs « à convaincre » comme une mission d’évangélisation, il s’agirait plutôt d’utiliser le socle de formation et d’expérience acquis pour travailler principalement à inciter, engager, pousser leurs interlocuteurs à (i) ouvrir les yeux sur la réalité de la société et du monde et (ii) accepter le débat et la confrontation des points de vue. Avec un possible effet boule de neige, qui serait que les personnes ainsi incitées à rentrer dans le débat rejoignent le collectif en construction. C’est assez proche de la maïeutique socratique comme logique, en tout cas bien plus proche de la maïeutique socratique que des pratiques des bandes de trolls des partis d’aujourd’hui.
Maintenant, pour avancer, j’ai besoin de vos contributions :
- Des exemples français ou étrangers de reconstruction idéologique à partir de conférences de citoyens ou de dispositifs similaires ?
- Des exemples de formes de militantisme où l’on parie sur l’intelligence et l’esprit critique des gens plutôt que de ne les utiliser que comme porte-voix ?
- Des idées de façon d’intéresser des personnes engagées un peu dans tous les recoins du spectre politique de réfléchir ensemble à notre socle commun de valeur et aux points de convergence possibles entre camps qui ne s’écoutent pas, plutôt que d’attendre qu’un gouvernement trumpiste s’impose en France et ailleurs en Europe ?